Mondes-Perdus.Malade-Palpitant

Putain de bulle à toi aussi...

Lundi 9 mai 2011 à 21:06

[Pour parodier Hugo : "L'achée était dans la tombe"]

 
 Il était certes tard, mais le ciel n'affichait toujours pas d'étoiles. Et il n'en afficherait sans doute plus jamais. Pourtant un homme, dont les idées n'étaient plus que fables et utopies, y croyait encore à ces lumières. Malgré le fait que la pollution avait désormais rendu invisible les astres de l'infini, cet homme imaginait toujours possible le fait de désintoxiquer la Terre de tous ses vices, déchets, pesticides et autres formes de pollutions existantes. Lui, Caïn Zuiver, avait mis au point un plan pour pouvoir enfin entraver le plus gros pollueur de cette minuscule planète affreusement sale. 

Pour accomplir son projet, il arriverait bientôt devant la société ITC, "In Terrae Cognitae". Trois mots issus d’un langage "de base", comme disait les plus anciens. Ceux-ci en donnaient un sens, non-vérifié par les actuels professionnels des langues anciennes (qui n’en connaissait d’ailleurs pas le dialecte), signifiant "En Terres Connues". Il est vrai qu'en 2112, Blaise Gebied avait amplement démontré, et avec succès, que les deux seules choses restantes à découvrir était l'univers et l'immatériel. Après la TGS, Troisième Grande Saignée, on avait plus cherché à comprendre le pourquoi de la vie, et on y avait donné une raison mystique et divine. Dieu avait fait l'homme, l'homme avait fait le reste. 

Dans la rue, il n'y avait plus de trottoirs. Plus personne ne marchait dehors de nos jours. L'obésité, la maladie, la fatigue, la pollution. Ces facteurs en étaient la cause. La commercialisation du "Riverolt" avait révolutionné la vie de millions de personnes : une sphère flottante grâce à un coussin d'air et un moteur à répulsion. Conçu par ITC, acheté par tous. Ou presque : quelques piteux étrangers détruisaient l’économie financière du Gouvernement, sous prétexte qu'il n'arrivaient pas à rassembler la misérable somme de cet engin plus que pratique. Il consommait d'ailleurs à peine moins que les antiques avion-cargos des premiers âges, un rien qui contribuait à la publicité commerciale. 

Sur les murs que croisait Caïn, il restait encore quelques affiches pour le parti politique LEF. Lors de l'élection du Gouverneur, le mois précédent, le LEF (signifiant Liberté Égalité Fraternité, dont le sens exact de ces termes restait encore mal défini) avait présenté un candidat. Et, loin de se croire tout permis, les LEFistes avaient osé désigner un de ces hommes de couleur comme prétendant ! Un de ceux qui ne s'étaient pas enfuis parmi les quelques arbres du bois d'Amazonie, un survivant de la TGS. Il n'avait eu qu'une minorité de voix, fort heureusement pour les politiciens qui faisaient régner l’ordre dans ce pays. Ces derniers n'avaient eu qu'à lever le petit doigt pour que leurs hommes de main convainquent les plébéiens de voter pour eux, puis payent les aristocrates pour la même chose. Voilà, c'était donc ça les dernières feuilles qui existaient encore. Les billets de monnaie. Verts comme les arbres et aussi rares dans la bourse d'un prolétaire que de poissons dans l'eau, c'est-à-dire très peu.

Depuis longtemps, les arbres valaient autant que plusieurs milliers de billets. Étrangement, leur rareté sur Terre ne suscitait plus un grand succès. A part quelques fanatiques de la nature, fort peu pris au sérieux, personne n'y faisait attention. Étant donné que les seuls acheteurs de papier d’origine végétale étaient des bourgeois (qui savaient, disait-on, rester modestes), ces arbres ne rapportaient pas beaucoup d’argent. Les matières synthétiques coûtaient moins cher et se créaient en plus grande quantité.

Une douce lumière rouge libéra Caïn de ses pensées. Assez de regrets. Il fallait passer à l'acte. Devant lui se trouvait son ennemi : ITC. Trois robot-gardes à l'entrée principale, et cinq caméras de surveillance. Caïn avança tout de même, déterminé à accomplir sa destinée, près à mourir pour cela. Il prit le plus de délicatesses possibles pour ne pas marcher dans le projeté-laser du premier robot, puis des deux autres machines. Aucun de ces engins n’avaient eu la chance de le voir. Il n’y avait malgré tout rien à faire contre les caméras, elles le filmeraient. Il n’existait aucun autre moyen pour entrer.

Arrivé devant la porte, Caïn sortit de sa poche une clef qu'il introduisit dans la serrure. Un déclic se fit entendre, et il entra. Les premiers obstacles étaient passés. C'était aussi les plus faciles. Il y avait à présent six veilleurs de nuits, trois chiens, quatre salles à capteurs sensibles et huit anciens pièges à loup. Bien sûr, comme dans toute entreprise qui se respecte, il existait un couloir dissimulé qui menait directement au bureau du directeur, au cas où des ouvriers se rebelleraient. 

"Si je me souviens bien, pensa Caïn, c'est par ici." Il tâta tout un pan de mur et sentit enfin une encoche. Une porte s'ouvrit. Un couloir ténébreux apparaissait. Caïn eut un mouvement d'hésitation, puis avança. Il y avait un silence de mort. Cet arrêt du ronronnement de la VAM, ventilation automatique mondiale, n'était pas normal. Mais une autre chose l'était encore moins : cette étrange odeur de somnifère. "Il n'a tout de même pas osé me faire ça ?" Le noir envahit l'esprit de Caïn, qui finit son raisonnement dans le domaine de Morphée. 

"Alors Caïn, on traîne encore par ici ?" Une voix venait de mentionner son nom. Avant d'ouvrir les yeux, Caïn leva les bras, et n'en fit finalement rien car une corde lui liait les mains. "On ne dit plus bonjour, Caïn ?" Cette voix, qui résonnait au fond de son crâne, contenait en elle une sonorité ironique du plus haut degré. "Pourquoi, tenta-t-il sans grand succès de protester, te dirais-je bonjour, alors que la Lune brille si sombrement ce soir ?" Silence. Après cette lamentable réponse, Caïn ouvrit les yeux. Il savait où il se trouvait et en face de qui. 

La rue du Chagrin n'avait pas toujours eu le sens de son nom. Particulièrement au numéro 36. Trente ans auparavant habitait là une famille qui semblait avoir tout pour être heureuse. Mais actuellement, elle méritait véritablement son appellation. Adossé à un poteau, les mains liées, un couteau le menaçant, Caïn re-découvrait le champ de son enfance. Autour du petit jardin calciné, il ne restait que des ruines. Toute la rue n'était que débris.

"Tu n'as pas honte de revenir ici, dit le prisonnier, avec un couteau et de sombres intentions ?
- Qui de nous deux a les plus mauvais desseins ? Celui qui sauve sa vie et celle de l'humanité ou celui qui veut me tuer pour voir la race humaine tomber dans le chaos ? 
- Pardon ?" 

Sauver l'humanité ? Lui ? Le Directeur Général de ITC ? L'homme qui pollue pour son travail plus que l'ensemble du monde, aider et sauver l'humanité ? 
 
"Tu t'es cru malin avec ton idée de meurtre ? Tu pensais que si je mourais, tout irait mieux. Évidemment, tu as toujours été égoïste, Caïn. Ce serait ta passion pour tes stupides betteraves rouges qui te pousse à faire tout ça ? Celles que mes usines produisent chaque jour ne te conviennent dont pas ?
- Ce ne sont pas des betteraves ! Juste des additifs chimiques mélangés à des produits cancérigènes, le tout sur un bâtonnet. C'est avec ça que tu veux sauver la race humaine ? 
- Exactement. Sans moi et mes produits, en quatre mois, deux semaines et trois jours, la moitié de la planète courrait à sa fin ! Sans mes betteraves cancérigènes, sans mes crêpes à l'amidon ou mon maïs cloné, il n'y aurait plus rien à manger pour les hommes. Sans mes motos d'appartements, mes télés jetables ou mon réseau différé mondial du Net, ce serait une dépression mondiale. Pire ! Sans les armes et la drogue que je vends officieusement aux différents états, se serait l'anarchie la plus totale et la fin du monde." 

Caïn restait dubitatif. Il préférait les OGM au clonage des peu de végétaux restants. Au moins le produit était naturel, au départ... "J’accepte de te libérer, dit le patron d'ITC en empoignant de plus belle le couteau, si tu me promets de ne rien faire pendant que j’appellerai la police." Il prit son couteau et coupa la corde. Caïn se leva, et, d'un geste, prit l'arme. Il respirait à grand souffle, tout en regardant l'air effrayé de son sauveur, puis lui enfonça la lame dans la poitrine. Il le regarda tomber à terre, écrasant une germe de fleur.

"Abel..." Caïn ne regrettait pas son geste. Il venait enfin d’accomplir sa tâche ! Une folie lui prit, et lui fit faire des bonds autour du cadavre de cet homme prénommé Abel. Puis, après avoir enfin ressentit toute l’émotion que lui procurait la mort de son semblable, il eut des remords. La nature méritait-elle qu’on tue pour la sauver ? Fallait-il du sang rouge pour faire naître des feuilles vertes ? Caïn regarda le macchabée, celui-là même qui avait, autrefois, été son propre frère. Et pourquoi était-il là, celui-ci, allongé, immobile, inerte ? Pour des betteraves rouges, que sa grand-mère lui avait fait goûter trente ans plus tôt, à cet endroit même.

Il n’osa pas observer le ciel. Il savait que son acte n’était que de l’égoïsme, mais ne voulait pas le reconnaître. Peu à peu, le responsable de ce fratricide sentit une chose gluante qui le tirer dans la terre. Il vit de ses yeux des vers, des millions de vers qui l’entraînaient dans le néant. Son imagination l’emporta et sa folie le tua. L’homme est poussière et il retournera poussière.
 

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