La mort peut se voir différemment.
Pour l'homme des pompes funèbre,
C'est une richesse.
Pour les parents et les amis,
C'est une pauvreté.
Pour l'assassin et ses complices,
C'est une célébrité.
Pour la victime,
Ce n'est plus rien…
Non, je ne veux pas quitter cette fenêtre. C'est de là que j'ai vu ce qui s'est passé, et c'est de là que je verrais qui l'a fait. "Le criminel revient toujours sur les lieux du crime" dit-on. Par remords, inconsciemment, ou pour redécouvrir l'endroit où il a connu la saveur de son crime… Je n'en sais rien. Les trois en même temps, pourquoi pas. Qu'importe ! Pour une fois, je veux bien croire à une expression populaire. J'attendrai des années, peut-être jusqu'à ma mort… Je veux le voir. Et quand je le verrai, je le reconnaîtrais. Je ne l'ai jamais vu, mais ma rage, elle, le reconnaîtra !
Cela dure depuis trois ans. Trois ans d'attente. Trois ans de douleurs, trois mois de rage. Trois ans de peine, le reste de fureur. Trois misérables années de souffrances à sentir un vide continuel à mes côté, et le temps qu'il me reste à vivre pour entretenir cette folie meurtrière qui ravage mon cœur. Bref, trois ans de deuil.
J'ai vu passer des petites vieilles qui boitaient à cause de leurs cabas trop pleins. On achète plus quand on est vieux. A-t-on peur de manquer de tout parce qu'on est proche de la fin ? Maria n'était pas vieille. Elle était jeune, et avait toute la vigueur de la jeunesse ! Elle aimait flâner dehors quand le soleil venait frapper à sa fenêtre. Elle aimait aussi danser sous la pluie, le soir, sur les dalles inégales de la place Larrieu. J'ai vu passer des jeunes, aussi, qui traînaient les pieds pour aller je ne sais où pour faire je ne sais quoi. D'autres avaient plus d'entrain, et couraient de toutes leurs forces. Pas de juste milieu pour profiter de la vie, ils y vont sans envie ou trop vite pour profiter de ce qu'il y a autour. Je crois qu'ils ne s'intéressent qu'à la forme, sans chercher à trouver le fond. Mais pourtant, c'est le fond qui est important, la forme change constamment !
Le fond de ma souffrance est pur. Il est ma vérité. La forme de ma souffrance est la vengeance. Et je crois qu'il ne changera plus non plus. Même une fois que je l'aurai retrouvé et… et fait ce que j'ai à faire, je crois que ce ne sera pas assez. La mort ne suffit pas pour venger une autre mort. Je veux le poursuivre après la mort pour lui faire payer son crime. Je ne suis pas croyant, mais j'espère que la douleur existe en enfer.
Ah… Maria… Je te revoie faire oui-oui de la tête, juste avant mon départ. "Prends garde à toi. Je ne voudrais pas perdre ma fiancée parce qu'elle est insouciante. – Oui oui, ne t'en fais pas, et reviens vite !" Tu parles. Même pas le temps de revenir que tu étais parti. A cause d'un autre. On m'a dit que ce jour là, il faisait un soleil de plomb. D'habitude il pleut, non ? Dans les films, il pleut toujours dans ces moments-là. Mais là, il faisait chaud, et tu devais rire en dansant sur les pavés. Maintenant tu danses sur le feu.
Mais je le retrouverai. Ne t'en fais pas.
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Cela fait trois ans que j'y pense constamment. J'ai tué une femme. Juste là, dans la rue. Qu'est-ce qu'il m'a pris ? Une envie. Elle était radieuse. Et belle. Trop. Point, rien d'autre à dire. Elle était heureuse, je ne l'étais pas. J'ai voulu lui prendre son secret. Elle ne me l'a pas donné. Dommage.
Depuis je reste dans cette ville. J'espère peut-être expier mon crime ? Non, je ne crois pas. L'injustice porte ce monde, pourquoi n'en profiterais-je pas ? Personne ne m'a vu, j'ai eu ma chance, je l'ai prise. Rien à ajouter. C'est la vie. Certain se dope, d'autre vole, moi j'ai tué. Eux continuent, moi non.
J'ai trouvé un logement dans un immeuble, près de l'endroit de mon acte. J'avais envie de revoir la scène. Comme au théâtre. Tenter de comprendre pourquoi est-ce qu'elle était heureuse. Je me souviens de chacun de ses gestes. Lent, puis rapide, pas sur le côté, tour sur elle-même, s'arrête, se retourne, sourit, regarde, saigne. Fini. Et pourtant, elle souriait encore. Elle riait presque, comme si elle n'y croyait pas.
J'ai déjà pensé à ça. Le bonheur : ne pas y croire. Mais non, j'ai essayé, ce n'est pas ça. Elle avait les yeux fermées. Elle rêvait. Les rêves non plus ne sont pas la cause du bonheur. J'en ai eu pleins des rêves. Ils m'ont rendu plus tristes que je ne l'étais. Je ne pouvais jamais les réaliser. Je rêve d'être heureux. C'est bien la preuve que le rêve n'amène pas le bonheur.
Je passe souvent dans cette rue. Il faisait chaud. Elle était pieds nues. Il fait encore chaud. J'ai essayé de marcher pieds nus aussi. J'ai eu les pieds brûlés. Les dalles étaient trop chaudes. Avoir mal ne rend pas heureux. Qu'avait-elle donc de plus ?
C'était une femme. C'est peut-être spécifique aux femmes. Être heureuse. Les hommes doivent rêver, les femmes être heureuses. Je le disais. La vie est injuste. La mort nous rend égaux. Mais elle était joyeuse d'être en vie. Ce n'est pas la mort qui rend heureux. L'égalité ne doit pas rendre heureux non plus, dans ce cas.
Je comprendrai peut-être un jour. Qui sait ?
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Et oui, trois ans. Ils regardent tous deux la même place où cette dame est morte il y a trois ans. Je m'en souviens bien, malgré mon âge. Même si la veille femme que je suis a oublié certains détails.
La jeune femme marchait dans la rue. C'était une voisine à moi. L'appartement d'en face. Je crois qu'elle profitait du soleil. Il devait faire chaud parce que j'étais resté dans mon salon au lieu d'aller faire mes courses. Je regardais par la fenêtre cette femme qui marchait. Ou peut-être dansait-elle ? Je ne sais plus très bien. Mais elle semblait jeune. Tout juste la vingtaine, je pense. Elle ressemblait un peu à la petite-fille de ma voisine, en plus jolie. C'est drôle, je crois qu'elle me rafraîchissait un peu, en tournant comme elle le faisait. Oui, elle tournait sur elle-même. Elle devait danser.
Puis l'homme est arrivé. Il l'observait attentivement. Il s'est même arrêté pour la regarder. Et elle, ça l'amusait je pense. Ils se connaissaient peut-être. Mais moi je n'y crois pas. Elle continuait de tourner en rond. Elle continue. Ça m'a parut durer une éternité. Même aujourd'hui, j'ai l'impression de la voir encore tourner. Comme une toupie, qu'elle était. Mais elle a fini par s'arrêter. Dos à l'homme, parce qu'il s'est approché pour mettre sa main sur son épaule, et qu'elle a tourné la tête. Elle avait les yeux fermés, ça j'en suis certaine. Elle souriait à l'inconnu. Mais il avait déjà enfoncé son couteau dans son corps.
J'ai poussé un cri et j'ai fermé les yeux pendant dix secondes. Quand j'ai regardé de nouveau, elle était allongé, le sang se répandait sur les dalles, formant un petit ruisseau rougeâtre. L'homme n'était plus là. D'autres personnes s'étaient précipités sur le corps inanimé.
J'ai été à son enterrement, je ne sais pas pourquoi. L'homme qui semblait le plus affecté, je l'avais déjà vu avec elle. Sûrement son mari. Non, elle était trop jeune et heureuse pour avoir vécue le mariage. Son fiancé, à la limite. Il ne pleurait pas, il rageait. Sa peine était une longue douleur intense et profonde. Cela se lisait sur son visage, et faisait peur. J'étais effrayée.
Et aujourd'hui, il est encore là, cet homme dont la fureur ne s'estompe pas. Toujours dans le même appartement, en face de chez moi. Je le vois à la fenêtre. Il regarde le même endroit, toujours. Il ne sort pas, il fait apporter les plats chez lui. J'ai dû mal à voir, mais son teint doit être blafard. Je le vois parfois dormir contre la vitre, mais il se réveille souvent en sursaut pour regarder la rue comme un fou.
Il cherche l'homme, celui qui l'a tuée. Et il le voit passer deux fois par jour devant sa fenêtre sans même savoir que c'est lui. Le meurtrier est aussi mon voisin. Il habite quelques étages plus bas. Je n'ai pas peur de lui, je sais qu'il ne s'en prendra pas à une vieille femme comme moi, cassée par les rides de l'âge. Il veut de la jeunesse, il veut quelque chose qu'il n'a pas et qu'il n'aura jamais, parce qu'il cherche trop loin devant une chose qui est dans son dos depuis longtemps. Il ne l'a même pas vue passer.
C'est sa vie.
C'est leur vie.